Interview de l'auteur

- Vous présentez ce livre comme l’histoire d’une rencontre entre deux générations : la vôtre, qui a connu il y a 30 ans l’arrivée du sida, et celle des plus jeunes qui a grandi avec la mise en place des traitements de plus en plus efficaces.

 Je raconte la confrontation entre deux vécus de la maladie : je suis « un vieux séronégatif », j’ai connu l’apparition du sida, période noire marquée par le deuil de tant d’amis, j’ai été très tôt un adepte du safe sexe. Puis aux débuts des années 2000, j’ai été confronté au relâchement de la prévention, symbolisé par toute la polémique sur le bareback. Cela a été un choc : j’ai voulu comprendre ce qui se passait. Vivant dans le monde gay (j’anime une discothèque à Paris et je suis aussi un militant lgbt), je rencontre beaucoup de monde et je discute. C’est ainsi que j’ai commencé à recueillir des témoignages. Ma rencontre en 2006 avec une association de jeunes gays séropositifs (les Jspotes, ou séropotes) a été déterminante. Ils représentent cette nouvelle génération, car ils ont été contaminés après l’apparition des trithérapies : leur vécu de la maladie est donc totalement différent du mien.

- Justement qu’est-ce qui caractérise cette « génération trithérapie » ?

 Les traitements existent, on ne meurt plus du sida, on leur dit même que leur espérance de vie serait aujourd’hui la même que celle d’un séronégatif. D’autre part ils ne portent plus de marques visibles de la maladie comme autrefois. Enfin, en suivant sérieusement un traitement ils deviennent beaucoup moins contaminant. Le côté positif est qu’effectivement vivre avec le VIH devient plus supportable, le côté problématique est que la maladie est devenue invisible et risque de ne plus faire peur. Du coup la prévention patine, les gays sont la seule catégorie à risque qui ne parvient plus à faire diminuer les contaminations.

- Vous liez ce relâchement de la prévention à l’invisibilité de la maladie, et votre approche du bareback est très différente des interprétations habituelles ?

 Ce qui m’a frappé lorsque j’ai commencé à discuter avec les jeunes séropotes a été leur obsession de la confidentialité. J’ai retrouvé avec eux une transposition de la problématique bien connue du coming-out : pourquoi dire, et à qui, que l’on est séropo ? Qu’est ce qu’on y gagne, qu’est ce qu’on y perd ? En fait ils connaissent, surtout dans leur vie sexuelle, ce que l’on appelle aujourd’hui la sérophobie : ils font peur aux séronégatifs (en tout cas c’est ce qu’ils ressentent) et ont donc intérêt à taire leur séropositivité s’ils ne veulent pas être rejetés. Et s’enclenche un cercle vicieux. Se taire c’est se dissimuler, c’est avoir honte de soi, c’est ne pas s’assumer, c’est planquer ses médicaments, c’est ne pas parler de ses soucis, c’est aussi parfois être tenté d’oublier que l’on peut contaminer les autres et avoir des pratiques à risques. Ce processus de mise au placard est une souffrance, surtout lorsque l’on se croit seul au monde.

- Et c’est là que vous situez une des origines du bareback ?

Il y a eu un moment où les sites de rencontre bareback ont été le seul lieu où il était possible de s’assumer séropositif sans craindre le rejet des autres. Cela peut paraître incroyable, mais beaucoup des séropos que j’ai interviewés m’ont raconté le même parcours : ils ne savaient pas comment faire pour retrouver d’autres séropos, ils se sentaient seuls, ils ne parvenaient pas à se construire une identité de séropo. Aux débuts des années 2000 on est passé à côté de ce phénomène, pourtant hyper connu des minorités : les discriminés doivent se regrouper pour lutter contre l’isolement et la haine des autres. La polémique virulente sur la bareback nous a écarté du vrai problème, toujours d’actualité : comment faire sortir les séropos du placard, comment faire en sorte qu’ils se retrouvent entre eux, qu’ils pratiquent l’auto-support et qu’ils se fassent mieux comprendre et mieux accepter par les séronégatifs ? C’est ce qu’ont fait très discrètement les jeunes séropotes, c’est aussi pour cela que j’ai écrit ce livre.

- Et vous en arrivez donc à être très critique de la politique actuelle de prévention : vous dénoncez l’euphorie bio-médicale.

Je reconnais les progrès de la médecine, je suis admiratif de la manière dont mes amis séropos sont soignés, mais je suis très sceptique sur l’orientation actuelle de la prévention, à savoir ce nouveau paradigme nommé « le traitement comme prévention » ! C’est encore une formule teintée de marketing, ou pire, de communication politique ! Aujourd’hui tout est axé sur le dépistage et les traitements. Le préservatif n’est plus la priorité, on a baissé les bras, il semble plus facile de nous faire prendre des médocs toute notre vie plutôt que de nous faire utiliser des capotes. La preuve est cet essai Ipergay dont on nous abreuve de publicités : j’ai l’impression que ses promoteurs vivent dans un autre monde, et surtout qu’ils ne sont plus capables d’écouter les critiques. Quand je vois que Didier Lestrade pour défendre cet essai parle de « haute couture de la recherche », j’ai vraiment envie de lui dire d’aller plutôt traîner chez H&M, c’est là que les gays se fabriquent leur mode !

- Vous êtes sévère car tout le monde parle d’une combinaison des moyens de prévention et non pas du remplacement d’une méthode par une autre.

 Cela c’est de la langue de bois ! Observez le matraquage publicitaire actuel : partout on vous répète « dépistez-vous, puis prenez des médocs ». Il ne faut pas s’étonner ensuite qu’un jeune vous dise : « oh si je deviens séropo on me soignera… ». Pire, on voit apparaitre partout cet appel « moi je suis Ipergay, et vous ? ». Comme si c’était malin d’être Ipergay, c'est-à-dire de prendre sciemment des risques avec sa santé ! Prendre un traitement serait anodin ? C’est cela que l’on appelle de la prévention ? Je pense que ces messages brouillent les esprits et sont de toute façon très mal réinterprétés.

- Alors que proposez-vous ?

- Nous vivons une situation qui me rappelle les débuts du sida en France : on assiste à un genre de déni. On constate que les gays ne mettent plus de capote, on voit progresser toutes les IST, et seuls les laboratoires pharmaceutiques semblent avoir l’initiative. Il est devenu nécessaire de se bouger, or ce ne sont jamais les institutions qui le font, ceux que l’on nomme avec un peu de taquinerie la sidacratie. C’est aux gays de toutes générations, aux jeunes séropotes, aux séronégatifs, aux vieux malades, etc. de se prendre en main et de militer ! J’essaye dans la conclusion de mon livre de lancer quelques pistes de travail. Je suis pour un retour à des méthodes plus traditionnelles, moins spectaculaires, moins axées sur la communication et davantage sur le travail de terrain. Il faut qu’à tous les niveaux de la communauté on reparle du sida et que l’on produise des outils de prévention. Les séropositifs doivent sortir du placard, les séronégatifs doivent les écouter, c’est ce dialogue qui relancera la prévention.